Sephy
Rose, tu es si jolie. Trop jolie pour tout ce violet autour de toi. Tu mérites mieux. Je t’ai mis ta plus jolie robe. Celle en satin crème avec des rubans en soie et des manches bouffantes. C’est Grand-Mère Jasmine qui t’a acheté cette robe. Ma mère a toujours eu bon goût. Cette robe fait si bien ressortir ta peau café au lait. Tu es si jolie. Je te regarde, je plonge mes yeux dans les tiens si bleus et je n’arrive pas à croire que tu es ma fille. Que tu étais dans mon ventre. Meggie est partie faire des courses et nous sommes seules dans la maison. C’est bien. Je souris et je te regarde te mordiller le poing avec tes gencives sans dents. Tu baves sur ta main, et tu baves sur moi ; je ne peux pas m’empêcher de sourire. Je te murmure :
— Je t’aime, Rose. Je veux que tu sois heureuse. Tu mérites d’être heureuse.
Et tu peux être heureuse. Nous pouvons toutes deux être heureuses. Nous pourrions si les gens nous laissaient tranquilles.
Mais ils ne nous laisseront jamais tranquilles.
Je le sais maintenant.
Ce monde n’est pas fait pour une petite fille aussi jolie que toi, ma Rose. Je te serre dans mes bras et je t’emmène en bas. Dans le salon. Tu gazouilles. Je t’embrasse sur le front, sur le nez, sur les lèvres. Je susurre à ton oreille :
— Chut, mon bébé, Maman t’aime très fort. Maman t’aime plus que sa propre vie. Tu sais, ma Rose, aujourd’hui, c’est mon anniversaire et je veux que ce jour soit spécial. Spécial pour toi.
À la radio, comme par hasard, commence cette chanson : «L’enfant arc-en-ciel ». Je te souris, tu me souris. Je te serre contre moi, je pose ta joue sur la mienne. Je veux être proche de toi. Si proche de toi. Que nos cœurs se confondent. Tu gémis un peu ; je te serre trop fort. Je suis désolée, ma chérie, mais je ne peux pas desserrer mon étreinte. Je ne sais pas comment faire. Je chante avec la radio. Tout doucement.
Chaque jour, tu me ravis,
Et ce sourire sur tes lèvres
Me rend heureux,
Mon enfant arc-en-ciel,
L’automne n’est plus gris,
Tu m’apportes une trêve,
Tu es si merveilleux
Mon enfant arc-en-ciel.
Qu ‘était la vie avant toi ?
Je t’ai, je te garde, désormais,
Ce que j’éprouve pour toi
M’effraie.
Et quand je t’embrasse,
Mes douleurs passées s’effacent,
Mon enfant arc-en-ciel.
Tu m’apportes la paix
Et un sens à ma vie,
Mes pensées deviennent vraies,
Tu combles mes envies,
Mon enfant arc-en-ciel,
Tu entres dans la ronde,
Toi plus pur que le miel,
Tu es l’espoir du monde,
Mon enfant arc-en-ciel.
Je te serre contre moi,
Je te serre contre moi,
Mon enfant arc-en-ciel.
Quand j’ai arrêté de chanter, tu ne gémissais plus. Tu es si calme, Rose. Si calme. Meggie entre dans la pièce, un sac de courses dans chaque main. Je la distingue très mal à cause des larmes qui embuent mes yeux. J’essaie de me lever, mais je n’y arrive pas ; je te regarde. Tu es si calme. Si calme. Tu es en paix. C’est tout ce que je veux pour toi.
La paix.
— Meggie, ai-je murmuré. Qu’est-ce que je dois faire ? Rose ne respire plus. •
Meggie
Je cours vers Callie et je l’arrache des bras de Sephy, qui ne m’oppose aucune résistance. Callie est chaude mais molle comme une poupée de chiffon.
Oh, mon Dieu. Je n’arrive pas à parler. Mes mots se sont envolés, pourvu qu’ils n’aient pas emporté ma raison avec eux. Chaque parcelle de mon corps est sous le choc. Mais ça ne dure qu’un instant. Un instant plus long que l’éternité. À présent, c’est la terreur qui me submerge. Callie... Je me force à réfléchir. Réfléchir. Réfléchir. Je dois aider Callie à respirer de nouveau.
Je vous en supplie, mon Dieu
Je sais que vous m’entendez
Si vous êtes là-haut...
Je pose ma bouche sur le nez de Callie et je souffle. Doucement, pas trop fort. Elle n’a que des poumons de bébé. Je risquerais de lui faire plus de mal que de bien. Je ne sais pas quoi faire. La panique me gagne comme une envie de vomir. Je la refoule. Mais elle revient sans cesse. Je frissonne. Je tremble. Je tourne la tête pour reprendre de l’air et je repose ma bouche sur le nez de Callie.
Je recommence. Souffle. Doucement.
Je pose deux doigts sur sa poitrine et j’appuie en suivant un rythme lent et régulier.
Un, deux, trois, j’appuie.
Un, deux, trois, je souffle.
Un, deux, trois... est-ce que c’est bien ? Je n’en sais rien. Devrais-je compter jusqu’à quatre ? Cinq ? Je ne sais pas. Je devrais savoir. J’ai eu trois enfants. Je devrais savoir. Mais je ne sais pas.
Appeler une ambulance.
C’est trop tard.
Callie n’a plus le temps. Nous n’avons plus le temps.
Oh, mon Dieu, je vous en supplie...
Allez, Callie, allez, ma chérie, tu peux y arriver, respire, ma chérie, respire, je t’en supplie.
— Elle va aller bien ? murmure Sephy.
Je me tourne vers elle et je hurle :
— Sephy, qu’est-ce que tu as fait ? QU’EST-CE QUE TU AS FAIT ?
Le visage de Sephy se décompose mais je m’en fiche ; je me fiche d’elle. Je ne veux pas voir son visage baigné de larmes ; si je la regarde, je la tue. Là tout de suite, maintenant.
— Est-ce qu’elle va mieux ? pleure Sephy. Est-ce que mon bébé va mieux ?
Je continue de souffler, j’essaie d’insuffler la vie à Callie.
Callie Rose, respire pour moi, ma chérie.
À côté de moi, Sephy émet un bruit étrange, un gargouillement rauque. C’est comme un craquement. Je jette un œil vers elle. Elle regarde sa fille avec l’expression la plus triste que j’aie jamais vue de ma vie. Ce bruit était-il celui d’un cœur qui se brise ?
Je l’espère.
Je crie :
— Va appeler une ambulance !
Mais elle ne m’entend pas. Elle fixe Callie sans un mot, sans ciller.
Ses larmes roulent sur ses joues, des milliers de larmes.
Allez, Callie, respire, n’abandonne pas.
Callum, situ nous regardes là où tu es, situ as aimé Sephy, si tu aimes ta fille, ramène-la à la vie.
Ramène-la-nous.
Je t’en supplie, ramène-la-nous.
— Sephy, qu’est-ce que tu as fait ?
Callie Rose, respire pour moi, ma chérie.
Respire.
RESPIRE.
Respire...